Kensington. Le quartier un peu bobo, un peu vieillot. Je l'aimais bien. C'était d'ailleurs pour ça que j'y avais installé mon laboratoire, plutôt que de privilégier la City - la City ça allait pour les bureaux et la direction. Kensington était mon quartier. Mon petit coin, auquel je finissais toujours par revenir. Et puis, comme ça, du manoir jusqu'au laboratoire, je pouvais marcher. J'avais beau avoir de l'argent à ne plus savoir qu'en faire, je préférais utiliser mes jambes dès que j'en avais l'occasion.

Et c'était surtout moins loin pour rentrer après avoir passé beaucoup de temps à bosser, même si j'avais mon atelier chez moi. Disons que je ne bossais pas sur les mêmes sujets chez moi et au labo officiel. Mais pour l'instant, j'étais occupé au labo.

Ecouteurs vissés aux oreilles depuis plusieurs heures, diffusant alternativement des musiques endiablées comme AC/DC et des musiques plus calmes et grandioses, telles que l'Ode à la joie, lunettes de soudures sur les yeux. Je m'échinais à réaliser des soudures et tester leur résistance sur un exosquelette. Je me battais avec depuis le début de la journée. Et je ne comptais pas me laisser vaincre par cette saloperie.

« Ianto, met moi un peu d'ambiance. »

La musique changea pour quelque chose d'un peu plus entrainant. Je chantonnais dans ma barbe tout en reprenant mon travail. Le temps fila, insaisissable, comme à son habitude. Malgré la musique, j'entendis que quelqu'un était entré dans la pièce.

« Ianto, pause. »

J'otais mes écouteurs et me tournais pour saluer le nouvel arrivant, qui pour le coup, me devança en parole. Caleb Nuada. Le docteur avec qui je m'étais associé sur une partie de mes recherches.

« Caleb ! Je vais merveilleusement bien. Je viens de passer ... oh. Une demi-journée à tester différentes soudures. Mais aucune ne tient suffisamment bien... »

Le défaut d'être perfectionniste. Pour certains ça ne serait qu'un détail mineur. Pas pour moi. Je détestais qu'il y ait une faille dans ce que je faisais. Encore plus quand c'était "pour la bonne cause".

« On est déjà mercredi ? Il me semblait qu'on ne devait se voir que mercredi, non ? »

J'étais à deux doigts de demander confirmation à Ianto l'automate quand je me souvins que Caleb était du genre à passer à l'improviste. Je posais mon fer à souder et ôtais mes lunettes de protections.

« Installe toi. Fait comme chez toi. Tu veux boire quelque chose, peut-être ? »

N'oublions pas la courtoisie. Caleb était un étrange personnage, parfois. Mais je n'étais sans doute pas le mieux placé pour parler bizarrerie. Je passais ma vie avec des robots et des programmes. Il était très fort dans son domaine et c'était ce qui rendait notre collaboration possible et fonctionnelle.

Je me passais la main dans les cheveux quand Caleb se moqua de moi. Ce n'était pas de ma faute, quand j'étais sur un sujet qui me passionnait, j'oubliais tout du monde qui m'entourait. Et ce depuis que j'étais haut comme trois pommes.

« Je n'ai ni calendrier, ni montre. Pour espérer vainement arrêter la course du temps qui passe » rétorquais-je avec une pointe d'humour sur la fin.

Tout simpement... Parce que même une montre au poignet, je n'y ferais pas attention. C'était un détail trivial qui ne me ferait pas mieux travailler alors j'évitais de m'en préoccuper. Le médecin me nargua sur mes soudures.

« Aucune ne passe le test d'endurance. Mais je suis proche de trouver la bonne mesure entre l'alliage et la soudure. »

Mais cette saloperie me faisait de la résistance. Ce qui commençait à m'agacer. Mais je n'avais pas d'autre piste pour renforcer la structure sans l'alourdir. Malgré l'aspect impromptu de la visite du grand blond, je fis mon devoir d'hote et lui proposais à boire.

« Ce sera donc soda ou café ou thé... Oui, je mélange les trois dans la journée... Et oui, ça fait aussi sacrément pisser. »

Je haussais les épaules. Le soda, c'était ma source de sucres pour réfléchir vite et bien. Le reste... C'était du carburant. J'allais nous chercher à boire. J'avais un frigo dans mon laboratoire personnel, la salle du bâtiment qui m'était réservée. Je gardais donc assez souvent à boire. A coté d'expériences scientifiques (et je n'entend pas par là les restes de pizzas oubliés depuis plusieurs mois...). Pour une fois le frigo était propre. Je servis Caleb dans le seul verre de propre - j'avais la manie de boire à la cannette ou à la bouteille, généralement - et les tasses étaient squattées par des fonds de café froid. Pour moi, je vidais un bocal en verre qui contenait des écrous.

Allez savoir comment je faisais pour ne pas chopper la mort.

« Pourquoi tu me dérangerais ? Tu es de bonne compagnie... Et plus arrangeant que ce foutu exosquelette. »

Je pris une gorgée de mon soda avant de sourire à mon collègue.

« Je suis si terrible que ça ? »

J'eus un petit rire.

« Normalement, ce soir, je fais une soirée films avec Dano'. On a prévu de regarder des vieux classiques... Rassure-moi,on est pas déjà le soir ? »

Il me confirma que non. Sauvé. C'était devenu un petit rituel avec Dano. On essayait de se caser un soir dans la semaine pour regarder des films. En mangeant de la pizza et plein de saloperies. Et puis on discutait du film jusque tard dans la nuit parfois. C'était Daniel qui avait eu cette idée. Et heureusement. Au début ça avait été un peu bizarre, et puis je m'étais pris au jeu. Mon fils était loin d'être stupide.

« Ce soir, c'est "La Grande Evasion" avec Steve McQueen. Un petit chef d'oeuvre quand même. »

J'aimais ce film - sinon je n'aurais pas proposé à Daniel de le regarder ensemble. C'était vieux, mais toujours aussi bon.

« Ça me fait penser, ton fils va bien ? »

Même si c'était son fils adoptif, à l'entendre en parler, on aurait pu croire que c'était la chair de sa chair. Une chance pour ce gamin d'avoir un père adoptif qui se préoccupe autant de son bien-être. Il avait le même âge que Daniel, d'ailleurs.

« Tu voulais bosser sur notre projet ou bien c'est une visite de pure courtoisie ? »

Je n'avais rien contre aucune des deux proposition. Caleb était de bonne compagnie. Même s'il agissait parfois étrangmeent.

Caleb ne pouvait s'empêcher de se moquer de moi. Ce qui était compréhensible. Et je ne le prenais pas mal venant de lui. J'étais sûr qu'il ne pensait pas à mal. Et lui aussi était un homme de sciences qui se plongeait dans son travail, bien que, comme il le soulignait, il avait besoin d'être à l'heure.

« Oh, je suis sur que ledit canon ne voudrait pas rater son rendez-vous, dusse-t-il attendre un siècle. »

La réputation du Docteur n'était plus à refaire... Et il était notoirement connu pour être un amateur de jolis petits culs... Un bon vivant très joyeux. Je partageais son hilarité. Contrairement aux vieux réac' poussiéreux, je n'avais strictement aucun soucis avec l'orientation sexuelle de Caleb. Déjà, parce que ça ne me concernait pas le moins du monde. Ensuite, parce que ça ne le rendait pas plus con qu'un autre.

J'informais Caleb que j'avais prévu une soirée film avec mon fils, c'était lui qui avait instauré ce rituel. Cette fois, c'était moi qui avait choisi le film, et je n'aurais pas voulu rater la séance - ou arriver en retard. C'était déjà suffisamment compliqué de trouver du temps à passer avec mon fils, quand il n'était pas avec ses amis. Je ris aussi à sa façon de décrire les gens... Un quotient intellectuel comparé à celui d'une huitre. Il n'avait pas forcément tort. Nous tombions parfois sur de drôles de spécimens. Je lui demandais des nouvelles de son fils.

Il avait eu du courage d'adopter ce garçon - pas parce qu'il avait des tocs, mais plutôt parce qu'il était déjà adolescent. Mais leur relation semblait fonctionnelle. Je n'avais jamais entendu Caleb s'emporter contre son fils en tout cas. Et je pouvais confirmer, les gamins grandissent vite. J'avais l'impression  que c'était hier que je quittais la maternité avec Erin et Dano, si petit et si fragile. Et maintenant c'était un jeune adulte.

« Qui sait,  avec un modèle comme toi, il ne peut qu'aller loin dans la vie. Mais c'est pas à un psy que je vais dire de ne pas le forcer. »

Je fis un sourire à Caleb.

« Et puis, crois moi, les gosses aiment bien revenir chez Papa/Maman. Regarde Dano, il aurait pu se prendre un appartement. Il a préféré venir habiter à la maison. »

Au manoir, exactement, mais c'était un détail. Heureusement, d'ailleurs, parce que vivre seul dans un endroit aussi grand, ce n'était pas très joyeux.

« Daniel va très bien. Il a profité de son année de césure pour voyager un peu. Il est allé faire un tour chez sa mère aux Etats-Unis. Il va reprendre ses études. On n'en a pas vraiment parlé. Je pense qu'il pourrait marcher dans mes traces, mais je ne veux pas l'obliger. »

Je pris une gorgée de mon soda.

« Quand il était petit, avant qu'on divorce avec Erin, il venait toujours m'épier le soir à l'atelier, il pensait que je ne le voyais pas, mais il n'a jamais été très bon à cache cache... Je le suspecte même d'avoir essayé de bricoler comme moi... »

Honnêtement, du moment qu'il était heureux et bien dans sa peau, il pouvait étudier pour être maçon, ça ne me gênait pas le moins du monde. En tout cas, s'il voulait travailler avec moi, il serait le bienvenu.

Je demandais à Caleb les raisons de sa venue. Une visite de courtoisie. Ce que je devenais ? Allons, ce n'était pas compliqué de savoir ce que monsieur Turing devenait... J'étais presque une rockstar ! Sauf que je chantais horriblement faux. Façon de parler.

« C'est vrai, tu as raison. »

Je foudroyais du regard l'exosquelette avant de sourire.

« Sa Majesté LaFerraille sera encore là demain, de toute façon. »

Je demandais à Ianto de désactiver tous les outils "branchés", poste de soudure, postes de mesures et calculateurs. Mieux qu'un bouton on/off.

« Soit. Relaxons. Une idée de quoi faire ? »

J'aurais bien dit je suis ton homme, mais ça aurait pu donner lieu à un double sens que Caleb aurait pu mal interprêter... Même si ça pouvait être drôle. Après tout, j'étais le premier à faire des jeux de mots douteux.

Je n'avais pas pu m'empêcher de rire quand Caleb avait mentionné sa crainte de voir son fils devenir un croqueur d'homme. Pour le peu que je connaissais le garçon, ça m'aurait quand même étonné. Il avait l'air plutôt sage et posé dans le genre. Mais comme il semblait suivre les traces de son père, même si c'était par un chemin détourné. Nous discutâmes pendant quelques minutes de nos fils, ce qui changeait de nos conversations plus... terre à terre d'ordinaire. Ou plus scientifique c'est selon. Comme Caleb n'avait pas l'air motivé pour "travailler", j'acceptais sans mal le concept de la visite de courtoisie, et surtout le "on fait tout sauf bosser".

De toute façon, l'exosquelette n'allait pas bouger de lui-même et persévérer autant n'était pas une bonne idée, je n'allais réussir qu'à abîmer le prototype. Caleb me répondit qu'il était libre toute la journée. Et grosso modo, il me retourna la question, afin de trouver une occupation qui n'ait rien à voir avec le travail.

« Mmh. Je sais pas. Quelque chose de marrant ? »

C'était assez relatif comme choix. Ce que je trouvais marrant n'était pas forcément au gout de tout le monde. Mais je n'y étais pour rien. En revanche, j'étais sincère, quitte à faire quelque chose de non productif, autant que ça soit amusant ou mémorable. Voire même les deux.

« Et il est peut-être un peu tôt pour aller boire un verre. »

Du moins, sans défrayer la chronique et passer pour un alcoolique. Foutus tabloïds à la recherche du moindre pseudo ragot à partager.

« Il y a une nouvelle piste de karting en sortie de ville qui peut être sympa à essayer... »

A part ça, je ne savais pas trop. Il faut dire, que mes loisirs se passaient pour la plupart dans mon atelier. J'étais assez binaire comme gars, il fallait bien l'avouer. Je m'étirai légèrement.

« Le Doc' Nuada fait quoi quand il veut s'amuser ? Je serais curieux de l'apprendre. »

Je ne l'imaginais clairement pas aller à la pêche ou quoi que ce soit du même acabit. Déjà parce qu'il était notoirement connu pour courir les caleçons - comme d'autres couraient les jupons. Ensuite, parce que non, imaginer Caleb avec un canne à pêche, avec la tenue assortie, me donnait violemment envie de rire.

En dehors de cette idée loufoque de pêche, je devais bien avouer que je n'avais pas vraiment d'idée de ce que Caleb pouvait bien faire sur son temps libre. A part lorsqu'il était avec Jeremy, naturellement.

Finalement, il avait peut-être raison : il fallait que je sorte un peu plus la tête de mon travail. Mais ce que je faisais était tellement intéressant ! Je n'y pouvais rien si quand je bossais je perdais facilement la notion du temps. Ce qui finirait probablement par me jouer des tours, il fallait bien l'avouer.

« Je n'ai vraiment aucune autre idée. Karting. Billard. La routine. Les trucs classiques. Donc, à moins que tu n'aies une idée derrière la tête... »

Je haussais les épaules.

« Sinon, on peut totalement improviser. De toute façon, mon seul impératif, aujourd'hui c'est ma soirée cinéma avec Dano. »

Chose que je ne voulais absolument pas rater, bien évidemment. Mais ça nous laissait quand même une bonne marge de manoeuvre.